Invisible, de Paul Auster
, un roman du flou, de l’incertitude, du doute
En 2007, James Freeman, écrivain américain renommé habitant Brooklin, reçoit par courrier postal le manuscrit d’un condisciple perdu de vu depuis trente ans, Adam Walker. Celui-ci va mourir d’une leucémie et il travaille sur un récit « qui n’est pas une fiction », écrit-il à Freeman. En effet, il semble vouloir mettre au clair certains épisodes de sa vie qui se sont déroulés pendant l’année 1967. Il se trouve bloqué dans l’écriture de la deuxième partie et demande conseil à son ancien ami.
Freeman accepte de renouer le contact et lui répond. La situation de blocage, selon lui, « provient d’un défaut dans la pensée de l’écrivain – à savoir qu’il ne comprend pas pleinement ce qu’il essaie de dire où, plus subtilement, qu’il aborde son sujet sous un mauvais angle ».
Ce simple conseil permet à Walker de poursuivre son récit, en l’écrivant à la deuxième personne, afin de conserver une distance suffisante avec le personnage d’Adam Walker. Peu après, Freeman reçoit la suite, cette deuxième partie dont nous prenons connaissance avec lui.
Walker se dévoile peu à peu. Personnage torturé par son passé, les évènements qu’il raconte sont à mettre en relation avec une décision fondatrice de sa vie. Il a douze ans. Après la mort accidentelle de son frère et l’internement de sa mère dans un hôpital psychiatrique, il jure, sur la mémoire de son frère, qu’il sera « un type bien » jusqu’à sa mort.
« Tu étais seul dans la salle de bain, tu t’en souviens, seul dans la salle de bain en train d’essayer de ne pas pleurer, et par bien tu entendais honnête, bon et généreux, tu voulais dire que jamais tu ne te moquerais de personne, que jamais tu ne te sentirais supérieur à personne, que jamais tu ne chercherais la bagarre. Tu avais douze ans. »
Paul Auster déroule ici un des thèmes du roman : comment une décision, prise à l’âge de douze ans, peut-elle influencer, et même conditionner le reste de l’existence ? Pourquoi, au nom de quel impératif moral, un individu va-t-il décider de rester fidèle à lui-même, à travers les aléas de la vie, en ne reniant jamais ce choix initial ? Et comment peut-il surmonter le sentiment de culpabilité, qui va inévitablement surgir lorsqu’il se découvrira incapable de tenir cet engagement d’enfant ? Car Walker est rongé par deux évènements qui ont troublé le cours de la vingtième année de sa vie. Le premier événement est une relation incestueuse passionnée avec sa sœur Gwyn, l’autre sa lâcheté face à un meurtre qu’il n’a pas dénoncé suffisamment tôt, selon lui.
Walker a prévu de raconter ces épisodes de sa vie en cette année 1967 en trois parties, qu’il intitule « printemps », « été », « automne ». Pour chacune de ces trois parties, Auster joue avec les techniques du romancier, et son personnage Adam Walker, décide de les rédiger respectivement à la première personne du singulier pour la première, la deuxième personne du singulier pour la deuxième, la troisième personne du singulier pour la troisième.
Pour cette dernière partie, il est tellement affaibli qu’il ne laisse à Freeman que de simples notes en style télégraphique, qui serviront de support à l’écrivain pour terminer le récit à sa place.
Les pages sur l’inceste sont au cœur du roman : où est la vérité d’un être dans un récit ? nous dit Paul Auster. L’inceste entre Adam et Gwyn s’est-il réellement déroulé comme Adam le prétend ou bien, comme Gwyn l’affirme, n’est-il qu’un fantasme de Walker ? Quelle part véritable d’Adam Walker a été dévoilée à travers le récit adressé à Freeman ? Et de ce qui constitue l’être du personnage d’Adam Walker, quelle est la partie qui va rester à jamais invisible au lecteur ?
Personnage central du récit d’Adam Walker, Rudolf Born devient aussi le personnage essentiel du roman de Paul Auster. Born, auteur du meurtre qui a marqué d’une empreinte indélébile la vie d’Adam Walker, est un homme à la personnalité mystérieuse. Walker le juge séduisant, violent, intelligent, mais quand d’autres personnages (Hélène, Cécile) portent un regard sur lui, il devient insaisissable et se pose en véritable personnage de roman, un roman du flou, de l’incertitude, du doute. Qu’est-ce qui est vrai, faux, possible, crédible chez lui ? Il est la créature de l’auteur, que celui-ci manipule et tord selon son désir. Il est aussi, dans le même temps, l’ambiguïté du réel que reflète le roman, un réel dans lequel chacun garde sa part d’ombre pour les autres et parfois pour lui-même. A la fin du livre, Born se propose d’ailleurs de faire de sa propre vie un roman et de lui-même un personnage de roman. Le serpent, alors, se mord la queue.
La scène finale est magnifique. Cécile, universitaire chargée d’étudier des manuscrits d’écrivains français, celle dont Born voulait épouser la mère trente ans plus tôt, quitte l’île dans laquelle celui-ci s’est réfugié, déroutée par le personnage de Born, soulagée de s’éloigner de lui.
Elle descend de la montage et entend, dans le lointain, des sonorités étranges qu’elle ne peut interpréter : l’essentiel est invisible à ses yeux. Et puis, il y a un dévoilement, une trouée, la vérité des sonorités lui apparaît brusquement : des hommes cassent des cailloux avec leur marteau et produisent ainsi cette étrange musique, qu’elle ne pourra jamais oublier. La métaphore est transparente : le roman, nous dit Paul Auster, permet lui aussi un dévoilement du réel, il peut créer une déchirure dans la réalité opaque du monde et rendre ainsi apparent ce qui était jusqu’alors « invisible ».